Stephen Nichols “Le projet « Roman de la Rose » et l’état présent de la bibliothèque numérique de manuscrits médiévaux à Johns Hopkins”

NICHOLS, Stephen
Département de langues et littératures romanes
Johns Hopkins University
Baltimore, MD 21218-2687, USA
stephen.nichols@jhu.edu

Depuis bientôt treize ans, étudiants et chercheurs du monde entier – des antipodes en Australie et en la Nouvelle Zélande, jusqu’aux pays nordiques, en passant par la Chine, le Japon, le Canada – ont la possibilité de découvrir ce monde enchanté qu’est le livre scripturaire du moyen âge. Des gens qui n’ont jamais vu un codex médiéval ainsi que des philologues chevronnés peuvent étudier des beaux manuscrits du Roman de la Rose – l’une des plus importantes œuvres françaises de l’époque médiévale – grâce à un projet numérique entrepris à l’Université de Johns Hopkins (Baltimore, Maryland) en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France.

Le projet « Roman de la Rose » est né à Paris dans un café au quartier latin comme il convient à un projet académique qui vise, depuis son début, une collaboration Franco-américaine. Par un après-midi printanier en 1995, au Balzar, rue des Ecoles, Bernard CERQUIGLINI, alors professeur de linguistique à Paris 7, et moi, alors Directeur intérimaire des bibliothèques de l’Université de Johns Hopkins, cherchions un moyen de mettre en œuvre nos idées sur l’importance d’étudier la littérature d’ancien français dans ses versions multiples. C’est à dire, étudier l’ancienne littérature de la France à base ses manuscrits mêmes. A une époque où l’on ne disposait pas de moyen pour consulter plus d’un manuscrit à la fois – soit en allant voir un codex directement, soit en consultant un microfilme, soit en regardant un facsimile (dans les rares cas où ils existaient) – notre ambition nous paraissaient impossible à réaliser.

Et soudain, nous avons pensé à ce nouvel outil qui commençait alors à être de plus en plus en vue et discuté (sans que personne en savait exactement de quoi il s’agissait) : l’internet. Naïvement, nous nous sommes dits qu’il ferait bien l’affaire. N’est-ce pas que l’on n’aurait qu’à numériser x nombre de manuscrits d’une œuvre pour mettre en marche notre programme ? Et le programme ? de parmi les œuvres littéraires médiévales qui foisonnent, comment en choisir ? Là, nous n’avons pas hésité à choisir le Roman de la Rose comme clé de voûte de notre plan.

Les raisons de notre préférence en sont multiples mais on peut les résumer en disant que le Roman de la Rose est l’œuvre en langue vernaculaire le plus importante de l’époque, tant en France qu’à l’étranger à en juger par le nombre de traductions en anglais (par Chaucer lui-même !), en italien (peut-être par Dante !), en allemand, en espagnol, en ancien norvégien…sans parler des imitations innombrables inspirées par la Rose. En plus, c’est la première œuvre en langue vernaculaire à être conçue pour appeler l’enluminure. De ce fait, c’est l’œuvre en moyen français avec le plus grand nombre de manuscrits enluminés qui nous restent. Par conséquent, et grâce aux environ 250 manuscrits qui nous sont parvenus – dont une grande partie enluminée – la Rose est bien située pour illustrer la transmission scripturaire des œuvres littéraires françaises au moyen âge.

Hélas, il serait difficile d’imaginer deux illuminés plus innocents que nous étions à l’aube de cette aventure ! Nous avons vite découvert la complexité, voire l’impossibilité de ce que nous envisagions du point de vue des mœurs et usages de l’époque. D’une part, les bibliothèques ne disposaient pas de moyens informatiques à la hauteur de la tâche, et d’autre part on fut loin de considérer la numérisation comme un moyen puissant de préservation il y a quinze ans. Les quelques conservateurs de manuscrits auxquels nous avons exposés notre plan – croyant en toute sincérité qu’ils en seront ravis, d’ailleurs – nous prenaient pour des fous. Risquer leurs précieux manuscrits aux aléas de la numérisation – dont ils n’avaient qu’une idée à peine moins vague que la nôtre – leur paraissait de la pure folie. Et puis, il y avait la question épineuse des droits d’objet sinon d’auteur. Notre plan semblait voué à l’échec certain.

Dieu protège les sots et les ivrognes, dit-on. Nous refusions de renoncer à notre rêve. La bibliothèque de Johns Hopkins ayant réalisé quelques projets numériques au début des années quatre-vingt-dix, se disaient preneuse lorsque nous lui avons présenté notre projet. Sayeed Choudhury, Directeur du Data Curation Center, nous a accordé son concours, et celui de ses collègues : Tim Dilauro (architecte digital du Site), Mark Patton (spécialiste d’informatique et de meta-data), David Reynolds (également spécialiste en meta-data) et d’autres collaborateurs également précieux. Sayeed Choudhury nous a dit que si nous réussissions à trouver quelques manuscrits, son équipe serait prête à créer un « Site Rose » sur l’internet. Pour en finir avec l’histoire des origines de ce projet, nous avions trouvés cinq manuscrits de la Rose offerts par La Morgan Library à New York, par la Bodeleian Library à Oxford, et par the Walters Art Gallery à Baltimore. Avec ces manuscrits nous sommes parvenus, grâce à nos collaborateurs à la Eisenhower Library à Hopkins, à créer un Site Web où les étudiants et les chercheurs ont pu voir – souvent pour la première fois au cas des étudiants – un manuscrit médiéval. Ce qui plus est, en comparant les uns avec les autres, ils ont pu constater pour eux-mêmes les différences souvent considérables de mise-en-page, de style artistique des enluminures, de variation historique du langage du texte, ainsi que des coupures ou des interpolations pratiquées dans le texte par les copistes.

Mais ces premiers pas à créer un Site Web convenable ne furent qu’un début qui nous paraît, aujourd’hui, comme du bricolage peu satisfaisant. La vraie origine de notre projet tel qu’il paraît actuellement, commence au mois d’avril 2005 lorsque Winston Tabb, le Directeur actuel des Bibliothèques de Johns Hopkins, et moi sommes accueillis à la BnF par Thierry Delcourt et ses collègues. Ce jour-là est né un partenariat extraordinaire en soi et qui s’est vite avéré une expérience extraordinairement collégiale et positive. En retour d’une copie des images de chacun des manuscrits de la Rose disponibles dans les bibliothèques municipales et nationales en France, nous avons, de notre côté, entrepris de trouver les crédits nécessaires pour la numérisation de près de 150 manuscrits. Le projet envisageaient de photographier feuille par feuille les manuscrits en question dans un premier temps et puis le traitement technique des prises pour les rendre utilisable. Grâce à la générosité de la fondation Mellon, nous avons obtenus les fonds nécessaires pour réaliser ce projet collaboratif.

De prime abord, le projet a de quoi plaire aux partisans de la préservation du patrimoine national les plus féroces. Avec deux copies de chaque manuscrit français de la Rose conservées l’une aux archives numériques de la BnF, l’autre dans la Bibliothèque numérique des manuscrits médiévaux à Johns Hopkins, on assure deux buts principaux de la préservation des manuscrits : la protection et la consultation. Ce sont là deux buts contradictoires lorsqu’il s’agit de l’artéfact lui-même. Mais les exigences de la protection ne se heurtent pas contre l’impératif de la consultation par des chercheurs lorsqu’il s’agit d’une représentation numérique en haute résolution. Sosie de l’artéfact matériel, un manuscrit sous forme numérique protège l’original des dégâts éventuels de la circulation tout en assurant qu’un public plus nombreux l’expérimente. C’est vraiment l’aube d’une ère nouvelle pour les études scripturaires qui se point.

Mais pour que les avantages de l’exposition numérique des manuscrits se réalisent, il faut un Site vraiment performant, un Site Web avec des outils qui facilitent l’étude des documents. Notre Site, www.romandelarose.org, se divise en deux parties dont l’une consiste en apportant au programme toutes les fonctions qui assurent la manipulation performant des pages imagées : fonction zoom, rotation, tourneur de pages, navigation à l’intérieur du manuscrit, et ainsi de suite. Ce sont d’autant d’aides « invisibles » dans la mesure où on les découvre à fur et à mesure qu’on consulte l’objet.

L’une des fonctions qui rend l’emploi du Site particulièrement utile, c’est la possibilité de juxtaposer dans des fenêtres voisines quatre états de représentation d’une page scripturaire : 1. une page particulière; 2. la transcription du texte de celle-ci; 3. le texte tel que représenté par l’édition critique de Lecoy ; et 4. une traduction en français moderne ou en anglais du texte en question. Ces fenêtres sont construites de telle façon qu’elles suivent automatiquement la page de manuscrit lorsqu’elle est tournée. Evidemment, ces fonctions—quoique bien expliquées dans la description du site—se découvrent principalement à fur et à mesure où un lecteur approfondit sa connaissance du site.

Le second aspect de l’architecture du site s’organise de façon analytique selon les besoins des pédagogues et des chercheurs. Ainsi est-il que l’on trouve des rubriques désignant soit des explications portant sur la matière elle-même soit des informations sur l’identification et la description des manuscrits. D’autres rubriques facilitent la consultation en permettant à un lecteur soit de ne consulter que les images ou les rubriques, soit d’aller directement à un manuscrit particulier. Une autre section précise les archives qui sont détenteur de chaque manuscrit. C’est ici que l’on informe le lecteur sans ambages des conditions d’usage des images. En particulier le lecteur est averti de la stricte nécessité d’écrire directement à l’archive possédant le manuscrit en question afin de demander la permission du détenteur de la reproduire.

Une question que le Site Rose cherche à poser c’est la nature des modifications intentionnées ou aléatoires pratiquaient dans la représentation d’une seule et même œuvre littéraire transmise par voie scripturaire. Lorsqu’une longue œuvre est copiée à la main et enluminée dans des centaines d’exemplaires produits dans des endroits divers et cela pendant plus de deux cents ans turbulents, on s’attend à constater des différences – quelques fois très sensibles – d’un manuscrit à un autre. Si on pensait, en plus, à la dispersion géographique des copistes, on comprendrait facilement le fonds de renseignements sur l’évolution de la langue, sur l’art visuel, sur les mœurs et usages sociaux, et sur l’évolution du goût littéraire qui ont dû influer les copistes pendant la longue période de transmission scripturaire du Roman de la Rose.

Grâce à des outils qui permettent les « maîtres du Site Web » de compter le nombre de consultations d’un site par le public, nous sommes munis de statistique quant à l’usage du Site Rose. On sait par exemple que depuis septembre 2008 (le début du nouveau Site Web), 32,125 personnes ont visité le Site. Des 32,125 visiteurs, 23,482 sont des individus différents. 27% sont revenus sur le Site. De parmi les « récidivistes », 830 se sont servis du Site de 9 à 14 fois ; 684 s’en sont servis de 15 à 25 fois ; 405 s’en sont servis de 26 à 50 fois ; 357 des visiteurs s’en sont servis de 51 à 100 fois ; tandis que 243 des visiteurs s’avèrent des « inconditionnels » du Site l’ayant consulté entre 100 et 200 fois. Enfin, 2,100 des visiteurs sont restés sur le Site jusqu’à 30 minutes, tandis que 1,260 l’ont consulté pendant plus d’une demi-heure.

Pour donner un peu de chaire aux os de la statistique, on sait que de plus en plus de professeurs s’en servent soit pour enseigner la Rose elle-même en cours, soit pour enseigner l’ « ancien français », soit pour en faire des leçons de paléographie et pour apprendre aux étudiants de reconnaître des « mains » scripturaires. De ce fait, de plus en plus des collègues médiévaux enseignent le français médiéval en utilisant le Site Rose.

Nous avons de plus-en-plus de témoignages de l’influence de notre Site sur l’enseignement au niveau universitaire en Amérique du nord. Dans des cours de « New Media Studies », le Site Rose en donne un exemple et du vieux et des nouveaux médias. Enfin, deux universités américaines ont acquis, chacune, un manuscrit du Roman de la Rose récemment. Toutes deux avouent avoir agi par suite de l’intérêt croissant de l’étude de la littérature française médiévale dans son état d’origine scripturaire. Et toutes deux citent l’existence du Site Rose comme un important catalyseur de leur démarche.

Enfin, le Site Rose constitue le premier pas à la construction d’une bibliothèque numérique des manuscrits médiévaux à la Eisenhower Library de Johns Hopkins. Avec le temps le Site ajoutera d’autres collections des œuvres médiévales en langue vernaculaire à commencer par des manuscrits de Christine de Pizan. Il ne s’agit pas d’ajouter des manuscrits au hasard et sans organisation. Une fois que l’on identifie un auteur ou un genre à intégrer au Site, une équipe de spécialistes littéraires, de linguistes, d’historiens de l’art prendra en charge l’organisation d’un Site dédié aux manuscrits de l’auteur ou du genre en question. Eventuellement, la Bibliothèque numérique de manuscrits médiévaux comportera toute une série de Sites X, organisés comme le Site Rose qui sert de modèle. Et la nature de ce modèle, je répète, ce sont les chercheurs spécialistes travaillant en étroite collaboration avec des bibliothécaires spécialistes en informatique et en les sciences des livres.

La clé de voûte des projets numériques dorénavant c’est la collaboration entre universitaires et bibliothécaires.

Stephen G. Nichols
Johns Hopkins University